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Dans son salon de tatouage, Jérôme s’oppose à certaines demandes : “La dernière tendance équivaut à un suicide social”


Au cœur du quartier estudiantin du cimetière d’Ixelles, un grésillement se fait entendre au premier étage d’une étroite maison mitoyenne à la façade en briques rouges. Sur la vitrine à l’avant du bâtiment, situé dans une rue à l’écart du tumulte du Boulevard Général Jacques, figure l’inscription “tattoo” en lettres majuscules blanches. Le studio de cent mètres carrés est réparti sur trois niveaux. A l’étage se trouve une sorte de petit salon faisant office de salle d’attente, où trônent d’imposants canapés Chesterfield rouges. C’est dans cette pièce que l’ambiance des lieux est la plus prégnante. La peinture noire du parquet est craquelée, comme usée par le temps. Tous les murs sont personnalisés par de multiples cadres aux photos en noir et blanc, des dessins monochromes et des objets de décoration aux motifs polynésiens. Seul un pan de mur, dans le coin gauche, est peint en noir. Il est recouvert d’une dizaine de crucifix. Mis à part ce détail, l’on est bien loin du cliché du tattoo shop sombre à la musique rock assourdissante.

Une petite volée d’escaliers en métal mène au dernier étage, où se situe un espace de tatouage. C’est là que se trouve Jérôme, trentenaire à la longue barbe. Derrière ses lunettes rondes, l’on devine son regard concentré sur le mouvement du feutre avec lequel il dessine sur l’épaule gauche de son client. De multiples tatouages s’échappent de son t-shirt et de son bermuda. De son béret dépasse même un motif parcourant tout le côté droit de sa tête. Son dernier tatouage en date se situe dans le bas de son dos et remonte à il y a quelques semaines. Jérôme a été jusqu’en Allemagne pour ce dessin, réalisé avec une technique traditionnelle appelée “hand tapping” ou “handpoke”, qui consiste à taper une aiguille en fer, en bambou ou en os à l’aide d’un petit marteau, sans utiliser de machine mécanique. Jérôme gère le Studio Perle Noire depuis 2021. “On a fêté les dix ans du salon en novembre dernier. A la base, il avait été créé par Gaël (surnommé Ponch), mais je l’ai repris quand il est parti s’exiler dans les Caraïbes, où il en a créé un deuxième.” Aujourd’hui, le studio compte deux artistes “résidents” en plus de Jérôme : une pierceuse, et son collègue Piwi. Ce dernier, qui travaille au salon depuis trois ans, est spécialisé dans le mélange entre des éléments néo-traditionnels et l’influence d’artistes comme Alphonse Mucha. “Il a ce côté art-nouveau très doux, efféminé et floral, avec une certaine finesse“, explique-t-il. Le studio collabore aussi avec des artistes “invités”, venus notamment de France ou du Danemark.

Tatoueur Jerome du studio de tatouage Perle Noir a Ixelles
©Bernard Demoulin

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“Pour tatouer un bras, on est sur cinq journées de travail entières”

Le client du jour s’appelle Nicolas. Le policier de 43 ans est venu accompagné de sa femme pour son deuxième tatouage, supposé représenter ses enfants par la symbolique de trois animaux : la raie, la tortue et le lézard, ainsi que des lettres formant l’anagramme de leurs prénoms. A l’aide d’un spray, Jérôme pulvérise de l’alcool désinfectant sur une zone préalablement rasée de la peau de Nicolas. “Attention, ça va chauffer. Je préfère te le dire avant de le faire !“, prévient-il avant d’ajouter “ça va permettre de bien assécher ta peau pour que mon dessin tienne bien, et en même temps, ça enlève toutes les petites bactéries parce que, même en sortant de la douche, on en a toujours sur la peau.

Pour Nicolas, au-delà du type de tatouage, le choix de l’artiste a aussi une importance capitale. Selon le policier, le fait que Jérôme dessine directement sur le corps des clients est la garantie que son tatouage ne ressemblera jamais à aucun autre. Pour autant, ce côté unique nécessite énormément de temps de réalisation. “Ça va dépendre du type de tatouage, mais pour un bras par exemple, on est sur cinq journées de travail entières, soit une trentaine d’heures”, explique Jérôme. “C’est le désavantage du polynésien par rapport aux tatouages classiques qui utilisent des calques qu’il ‘suffit’ de retracer directement sur le client. Dans le polynésien, on réalise un dessin à main levée au préalable et rien que ça, ça prend déjà environ une heure trente. On travaille avec l’anatomie et on suit les courbes du corps. De cette façon, si la personne prend ou perd du poids, ou se muscle, ça continue à être beau.

“Je me suis d’abord entraîné sur moi-même, puis sur des amis qui n’avaient pas froid aux yeux”

Le tatouage polynésien, c’est la spécialité de Jérôme. Il travaille avec trois styles en particulier : le samoan, des îles Samoa, le marquisien, des îles Marquises, et le maori, qui vient de Nouvelle-Zélande. Ces tatouages ancestraux sont ce qu’il appelle le “vrai” tribal, à la différence celui des années 90. “Ici, chaque symbole a une ou plusieurs significations, ce qui permet aux gens de raconter une histoire. Un symbole peut par exemple signifier à la fois la ‘famille, aimer tendrement, s’engager pour la famille, …'” Fasciné par le monde de la piraterie depuis qu’il est enfant, Jérôme a découvert le style polynésien très tôt. “C’est ça qui m’a emmené vers les îles polynésiennes. De fil en aiguille, j’ai commencé à apprendre la culture locale, je me suis beaucoup renseigné et j’ai beaucoup lu.” Passionné de dessin depuis toujours, il était persuadé qu’il n’arriverait pourtant jamais à en vivre. “Jusqu’à ce que je décide, à l’âge de quinze ans, de devenir tatoueur-perceur. Avant, j’ai été ce qu’on appelle scratcher, un tatoueur non déclaré. Depuis mes 26 ans, j’ai une machine à tatouer en mains. Je me suis d’abord entraîné sur moi-même, puis sur des amis qui n’avaient pas froid aux yeux. Au bout d’un moment, j’ai compris qu’il fallait que je passe par un apprentissage en bonne et due forme si je voulais évoluer. Je devais donc trouver un endroit pour ce faire, mais ce n’était pas facile du tout.” Au bout de quatre ans de recherches, il finit heureusement par trouver. “Ça a pris du temps, mais j’ai finalement réussi.”

Tatoueur Jerome du studio de tatouage Perle Noir a Ixelles
©Bernard Demoulin

“On est très peu nombreux en Belgique à être spécialisés en tatouage polynésien”

Selon Jérôme et son collègue, le monde du tatouage a connu une évolution ces dernières années, en partie grâce aux réseaux sociaux. “A l’heure actuelle, l’offre et la demande sont beaucoup plus grandes qu’à l’époque, et les réseaux y contribuent grandement. C’est beaucoup plus facile qu’il y a dix ou quinze ans d’avoir accès à des créations. Pinterest est l’une des ressources principales d’idées pour les futurs clients, donc l’effet de mode est fatalement omniprésent. Les gens se sentent plus libres et enclins à sauter le pas. Il y a aussi de plus en plus de tatoueurs.” En ce qui concerne le style polynésien, Jérôme souligne aussi le fait que des natifs ont commencé à voyager à l’international pour promouvoir leur art. “Le matériel de tatouage a, lui aussi, énormément évolué”, ajoute-t-il. “On travaille maintenant avec des machines sans fil, plus sophistiquées, qui ne font presque plus de bruit. On peut donc dire qu’il y a eu un rebond du style polynésien et de sa qualité.” De manière générale, la demande fluctue en fonction des tatoueurs qui passent au salon et des styles qui y sont donc représentés, même si le principal est le polynésien. “On est très peu nombreux en Belgique à être spécialisés en tatouage polynésien, donc la demande reste toujours plus ou moins constante, j’ai toujours entre 3 et 6 mois d’attente. Comme c’est un tatouage séculaire, il est toujours à la mode, sans jamais l’être.”

Au contraire de ses collègues, Jérôme ne compte que très peu d’étudiants parmi ses clients. “Les tatouages polynésiens sont de gros projets, ce qui implique un budget important. Ce sont des tatouages réfléchis, dans lesquels chaque symbole signifie quelque chose en particulier. En général, des jeunes de 19, 20, ou 21 ans ne s’engagent donc pas pour se faire tatouer un bras entier. Ma clientèle est un peu plus âgée que celle de mes collègues, je dirais qu’elle commence entre 25 et 30 ans. Le client le plus vieux que j’aie jamais tatoué avait 79 ans.” Côté genre, entre un quart et un tiers de la clientèle de Jérôme sont des femmes. “Il y a malheureusement beaucoup de gens qui ne savent pas que le polynésien peut aussi être très féminin. Tout le monde ou presque voit ça comme The Rock (Dwayne Johnson), une sorte de tatouage de guerrier, alors que ça peut être très féminin aussi.

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“On fait avant tout un métier-passion. Quand on aime le tatouage, on le défend bec et ongles”

Son art, Jérôme l’exprime aussi dans son quotidien, en dessinant sur tout ce qui lui tombe sous la main, des planches de skateboard aux chaussures, en passant par son portefeuille. “Mon inspiration vient le jour-même, je ne crée pas de projet. Je dessine tout au feutre directement sur la peau du client, ce qui lui demande pas mal de lâcher-prise, surtout lors de la première séance. Je fais la découpe générale et, si elle fonctionne, je commence à ajouter les motifs. Tant que le client n’est pas d’accord ou que je ne suis pas satisfait, on n’attaque pas à la pique, évidemment. Dans le studio, on a un leitmotiv : si on connait quelqu’un qui saura mieux réaliser un motif que nous, on va d’office orienter le client vers cette personne pour la simple et bonne raison qu’on fait avant tout un métier-passion. Quand on aime le tatouage, on le défend bec et ongles.

Il arrive aussi à Jérôme de refuser de tatouer certains motifs ou certaines demandes. “L’effet de mode il n’y a pas longtemps, c’était de tatouer les mains. Notre éthique a été de dire qu’il fallait faire ça dans le bon ordre, en commençant donc d’abord par les bras.” Selon lui, débuter par une zone visible reviendrait à se tirer une balle dans le pied. “C’est un suicide social parce qu’on ne sait pas de quoi est fait le futur. Tout ce qui est visible, c’est-à-dire les mains, la gorge, le visage, ça va fatalement freiner les employeurs, l’accès à un crédit à la banque, ou si tu veux faire un resto chic, par exemple. Ça peut malheureusement avoir une influence négative.” De même, si deux jeunes amoureux veulent se faire tatouer le prénom de l’autre, Jérôme va tenter de les en dissuader parce qu’ils pourraient le regretter à l’avenir. “Evidemment il y a aussi les symboles hostiles. Si on me demande une croix gammée, je réponds ‘cherche encore, mais ça ne sera pas ici, ça c’est sûr’.

“On est surpris tous les jours par nos clients”

Jérôme est également souvent confronté à des demandes extravagantes. “On est surpris tous les jours par nos clients. Je me souviens de quelqu’un qui voulait qu’on mette de la kétamine dans l’encre pour endormir, ce qu’on a évidemment refusé. Il est revenu deux semaines plus tard en disant qu’il avait trouvé un tatoueur qui le lui avait fait. Ce n’était pas un tatoueur qui avait pignon sur rue, mais quelqu’un qui faisait ça dans sa chambre. Il m’a montré des photos sur lesquelles le client est couché dans un lit, sans aucune précaution d’hygiène. Il n’y a que des scratchers pour faire ce genre de choses. Dans les studios professionnels, ça n’arrivera pas.

Il faut dire qu’en sept ans de pratique, Jérôme a vécu beaucoup de situations anecdotiques. “Un jour, je discutais avec mon collègue pendant que je tatouais un client autour du coude. Il ne voulait absolument rien sur cette zone parce qu’il avait peur d’avoir mal. En rigolant avec eux, à un moment, j’ai dérapé et j’ai fait un gros point en plein milieu. Embêté, je lui ai dit qu’il devait gratter cette partie-là et ne surtout pas mettre de crème, et qu’il reviendrait deux semaines plus tard pour voir si ça avait pris ou pas. Evidemment, ça avait pris, sinon ce n’est pas marrant ! Je lui ai proposé de lui tatouer gratuitement un motif sur le coude, ce qu’il a accepté. La première chose que j’ai fait en voyant que ce n’était pas parti, c’est de le prendre en photo et de le poster sur mes réseaux en expliquant que, même après sept ans de pratique, ça peut toujours arriver de faire des erreurs. On n’est pas des machines, on n’est pas des photocopieurs.”

Tatoueur Jerome du studio de tatouage Perle Noir a Ixelles
©Bernard Demoulin

“Un tatouage, on le porte à vie, donc il vaut mieux ne pas le regretter”

Selon Jérôme, le monde du tatouage connait actuellement un nouvel effet de mode : les gens sont maintenant prêts à voyager pour se faire tatouer. “J’ai des clients qui sont par exemple venus de Berlin, j’ai même eu des Belges expatriés à Dubaï. Moi-même, je cours jusqu’en Allemagne pour me faire tatouer. Je pense justement qu’avec l’expansion des réseaux sociaux, les artistes disposent de plus de visibilité. Beaucoup de clients sont maintenant éduqués à vouloir un beau tatouage, réalisé par un artiste en particulier, et ce, même s’il faut parcourir 300, 400, ou 500 kilomètres. Au final, ce n’est pas plus mal, parce que c’est quelque chose que l’on va porter à vie, donc il vaut mieux ne pas le regretter. Oui, ils vont peut-être mettre un peu plus d’argent dans leur tatouage, mais aujourd’hui, les gens s’achètent le nouvel iPhone dès qu’il sort, et ils ne le gardent que deux ou trois ans, alors que le tatouage, lui, il reste à vie.” Pour un tatouage au salon de Jérôme, il faut compter 80€ de frais de déballage du matériel et 100€ par heure de travail.



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Written by elitebrussels

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