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Il faut tirer le bébé. Tu ne comprends pas? Le faire disparaître, quoi…



Bruxelles. Rue de la Loi. Pluie. Embouteillage. Feu rouge. Je suis au deuxième rang dans la file. Feu vert. Mon pied enfonce l’accélérateur. Pour moi, déformation professionnelle, être à l’heure, c’est être en retard. Le conducteur qui me précède est moins stressé. Sans doute est-il en train de chercher la première lorsque le nez de ma voiture percute l’arrière de la sienne. Elle doit être née au siècle dernier. Mais peu importe. Je suis évidemment en tort.

Il sort de sa cage, moi de la mienne. Il fait deux têtes de plus que moi, ce qui n’est pas très difficile…

Eh l’ami qu’est-ce qui t’arrive ?

Je présente mes excuses, reconnaît mon tort. Nous observons, moi le museau de ma carriole, lui, le postérieur de son bolide. Ma plaque minéralogique est à peine tordue. Son pare-chocs est un peu balafré. Je constate que sa plaque est celle d’un garagiste : Z…….

C’est la voiture de mon frère. Il va me tuer !

Je tempère, essaye d’expliquer que cette égratignure ne l’empêchera pas de rouler.

Oui, mais tu ne connais pas mon frère. Chez nous, on ne rigole pas avec cela.

Je propose d’établir un constat.

Non, non. Mon frère ne voudra pas.

Je comprends à son hésitation, que ses papiers ne sont peut-être pas en règle

Donne-moi 400 euros et c’est bon.

Je refuse. Il hausse le ton. Me photographie, prend note de mon numéro de plaque. Ça y est, je suis en retard. Je suggère de fixer un rendez-vous le lendemain pour arranger cela. Je lui donne mon numéro de téléphone. Quinze minutes plus tard, il m’appelle.

J’ai parlé à mon frère. Comme je te l’ai dit, il est vraiment très en colère. Va falloir venir avec l’argent…

Je tente de négocier un peu la somme. Impossible. Alors, je répète que je préfère remplir un constat en bonne et due forme. Plus tard encore, il m’appelle avec un autre numéro de téléphone.

N’oublie pas l’argent.

Je prendrai le constat.

Non, je veux l’argent.

Rendez-vous est fixé le lendemain, sur une place à Etterbeek. Je finis par me résoudre à passer à la banque où je retire la moitié de la somme. Renseignements pris auprès de mon assureur, l’aggravation de mon malus se révélera, à terme, plus onéreuse qu’un arrangement à l’amiable. Ah ces assurances…

Deux heures plus tard, je reçois un avis de Belfius : ma carte de banque a été avalée lors de mon dernier retrait. Quand on naît distrait, on le reste.

J’arrive au rendez-vous. Dix minutes trop tôt. Car être à l’heure… Il débarque de son tram avec une trottinette.

Ah bonjour l’ami, tu as l’argent ?

Oui… Mais puis-je te demander ce que tu vas faire avec cet argent ?

Il se tortille un peu et lâche :

Tu sais, j’ai 32 ans, mais j’ai l’impression d’en avoir déjà vécu 65. Je n’ai eu que des problèmes dans la vie. La fuite, la traversée des frontières, pas de travail ici. Rien que de la débrouille. Et puis, je ne sais pas comment je vais m’en sortir…

Pourquoi ?

Est-ce un grossier mensonge ? J’ai la faiblesse de croire son histoire.

J’ai fait un bébé à mon amie. Mais elle n’est pas de la même origine que moi. Elle vient d’Amérique latine. Et dans ma famille, il n’est pas possible que je l’épouse. Je dois me marier avec une femme de mon pays.

Et donc ?

Il faut “tirer” le bébé.

??? tirer

Oui, le faire disparaître, quoi, tu ne comprends pas ?

Je serre les billets qui sont dans ma poche. Impossible de les sortir. Spontanément, sans aucun prosélytisme, mais avec le plus de douceur possible, je lui dis : “Ce bébé, connais-tu son avenir ? Ce sera peut-être une fille intelligente, courageuse, généreuse, belle comme doit l’être sa maman, j’en suis sûr. Elle fera peut-être des études, deviendra médecin, avocate. Elle restera ici ou fera carrière dans ton pays d’origine. Peu importe. Mais je suis certain qu’elle aimera son papa. Si c’est un mec, je l’imagine spécialiste en informatique ou ingénieur. Lui aussi il t’aimera.

L’armoire à glace venue de l’est se décompose peu à peu. Un voile perturbe son regard bleu. Je perçois comme un tressaillement dans l’ensemble de son corps. Il ne sait quoi faire. Moi non plus. Soudain, il ouvre grands ses bras et m’enlace. Je sens mes vertèbres se contracter mais je ne le lâche pas, moi non plus. Au bout d’un moment, il réduit son étreinte amicale. Fait un pas un arrière. Des larmes coulent sur son visage. Je lui tends les billets. Qu’il prend, l’air penaud.

Merci l’ami. Merci l’ami, je ne t’oublierai pas, répète-t-il en s’éloignant sur sa trottinette.

Je ne sais pas qui est le plus heureux des deux. J’espère que le bébé vivra…



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Written by elitebrussels

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Broodthaers, toujours Broodthaers chez Damien Voglaire