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La folie des baskets: de l’accessoire de sport à l’icône culturelle



Bruxelles, centre-ville. Boo nous ouvre la porte de sa boutique sourire aux lèvres, prêt à nous faire entrer dans son univers: la basket, ou “sneaker” comme disent les initiés. Tombé dedans quand il était petit par passion, ce collectionneur et vendeur de baskets est avant tout une pointure dans le domaine. “J’aimais ça, et j’ai commencé à les accumuler pour le plaisir de les porter. J’ai ensuite découvert un monde de passionnés, qui parle de sneakers, achète, revend, échange… Et la passion a continué.”

À l’époque où il commence, Internet en est à ses débuts, il faut donc se frayer un chemin dans le milieu, s’y connaître. “Se tenir au courant des sorties, des collaborations, de l’endroit où va être vendu tel ou tel modèle et quand… il faut être à l’affût. Quand j’ai commencé, ça restait marginal, on était quelques-uns à camper, parfois plusieurs jours, devant un shop pour avoir une paire en édition limitée qui n’est vendue que dans de rares boutiques à travers le monde. Aujourd’hui, je ne le ferais plus (rires). Et puis avec les réseaux sociaux, ça a complètement changé. Il n’y a plus 10 personnes qui campent, mais 300.”

Pour lui, ce qui a véritablement bouleversé le monde de la sneaker, ce sont les collaborations. “C’est devenu un secteur clef, et toutes les marques l’ont bien compris. Ça a d’abord été avec les sportifs, mais ce sont vraiment les artistes de hip-hop et de rap qui ont fait exploser le marché. Ils ont fait rentrer la basket dans la culture urbaine au sens large. Ce sont deux marchés différents (la mode et la musique) qui se sont rencontrés et ont créé un nouveau marché bien plus large.”

Business ou passion ?

Être passionné de sneakers veut dire avoir le cœur bien accroché: aussi instable qu’une paire de talons de 15 cm, le marché n’a pas de règles . “Ce qui rend une paire très recherchée ou iconique, ce n’est pas forcément le modèle ou la qualité, mais surtout qui l’a sorti, avec quelle collaboration et en quelle quantité. Il faut vraiment être là au bon endroit et au bon moment, suivre les tendances, et même anticiper ce qui va potentiellement décoller. Une paire qui se vend 200 € peut se revendre 10 fois plus trois mois après et puis ne plus rien valoir du jour au lendemain. La qualité de la paire n’a pas grand-chose à voir avec le prix ; honnêtement, entre une paire à 50 € et une à 300 €, même si le cuir est de meilleure qualité, le prix n’est pas proportionnel. Ce qu’on paye avant tout, c’est l’image de marque, la rareté, la collaboration avec tel ou tel artiste et ce qu’elle représente, et le rapport qu’il y a entre l’offre et la demande.”

Mais au-delà de l’achat-revente et du marché, le monde des collectionneurs n’est pas forcément celui que l’on croirait. “Ce n’est pas réservé aux riches ; il faut quand même rappeler que la basket, à l’origine, a été popularisée par le milieu du hip-hop, assez populaire. Si vous êtes là au bon endroit et au bon moment, vous pouvez acheter une paire à des prix corrects. C’est certain que si on craque pour une édition limitée, les prix peuvent vite exploser. Si on est vraiment un passionné, je dirai qu’il faut se faire plaisir selon ses moyens. Peut-être craquer sur une paire qu’on aime vraiment, en prendre bien soin et la porter de temps en temps en ayant d’autres paires moins chères pour le quotidien.”

Enfant de la génération sneakers

S’il nous confie en riant que sa collection a atteint les 200 paires par le passé, Boo a aujourd’hui ralenti la cadence et s’est séparé d’une partie de sa panoplie. “J’en porte la plupart, je suis avant tout un passionné, pas un business man. J’en ai vendu certaines paires, jusqu’à 3 000 €, mais ce n’est pas mon activité principale. La sneaker, même si elle reste pour certains un objet spéculatif, est avant tout, pour moi une passion.” Ses bébés ? Des Air Max 1 rouge, sorties en 1987 et toujours iconiques. “Celle-là, je ne m’en séparerai jamais.”

Pour Boo, la sneaker est avant tout un mode de vie propre à une génération qui est née avec. “On est issus de la génération hip-hop, qui a grandi avec des artistes qui ont rendu les baskets si populaires. Bien sûr, elle a aujourd’hui débordé sur toutes les générations. Je le vois d’ailleurs ici à la boutique, des gens viennent avec leurs enfants pour partager une passion ensemble, et plus tard le gamin viendra sans doute avec ses propres enfants. C’est une passion plus saine que d’acheter des bouteilles en soirée, même s’il faut rester modéré (rires).”

L’histoire fascinante d’un objet d’élite devenu culte

La basket apparaît fin du XIXe siècle. En 1839, Charles Goodyear met au point la vulcanisation du caoutchouc, un procédé chimique le rendant plus résistant et permettant de fabriquer des semelles. 31 ans plus tard, la Plimsol, première basket de l’histoire, naît en Angleterre . “Elle a commencé à se répandre avec les Keds, en 1916, entame Sandrine Counson, historienne de la mode et professeure à l’Helmo (Liège). La bourgeoisie se pare alors de ces chaussures dédiées au sport pour s’adonner au tennis ou au cricket. Le sport reste réservé à l’élite.”

En 1918, une nouvelle marque affole le monde et sort la première paire iconique de l’histoire: les All-Star de Converse. D’abord réservée aux joueurs de basket, elle sera reprise plus tard par le monde du rock. Dans le même temps, “le sport (et la basket) s’ouvre progressivement aux classes populaires et le mot basket s’invite dans le langage courant: de l’anglais”sneaker”, du verbe anglais”to sneak”(se faufiler). Une référence aux semelles en caoutchouc silencieuses opposées à celles en cuir, bruyantes, que l’on portait jusque-là “.

Mais la basket reste cantonnée aux terrains de sport, ce qui n’empêchera pas les marques de se développer. Deux événements propulseront la basket sous les projecteurs: les JO de Berlin de 1936, où le sprinter américain Jess Owens remporte 4 médailles d’or avec des Adidas aux pieds. Et, en 1985, la superstar Michael Jordan, qui affole le monde entier, joue Air Jordan au pied malgré l’interdiction de la NBA et fait l’histoire.

Symbole de rupture sociale

Le début de l’après-guerre marque un tournant. “Dans les années 50, les étudiants de la Ivy League, regroupant les huit plus anciennes universités des États-Unis (Harvard, Yale…), commencent à porter des baskets hors sport. C’est une sorte de protestation contre les codes établis, qui reste quand même cantonnée aux hommes.” La sneaker reste dans les classes bourgeoises, mais devient un symbole de rupture avec la société traditionnelle.

Hip-hop et haute couture

C’est en 1986 que la basket endosse une réelle identité culturelle et se propage. Alors que le hip-hop est en plein essor depuis 10 ans aux États-Unis, la bataille entre les groupes et les MC fait rage pour se démarquer. Le groupe mythique Run-DMC, qui bouleversera l’histoire du rap. adopte le style survet-baskets (B-Boys) pour se démarquer de celui en vogue, cow-boy et cuir. Friands d’Adidas, c’est avec le modèle Superstar aux pieds qu’ils gravissent les échelons et, sans le vouloir, les popularisent. Ils en feront même une chanson, poussant la marque à leur proposer le premier contrat de l’histoire entre une marque de sport et des personnalités non issues du monde sportif. Run-DMC, qui y voit une manière de légitimer le hip-hop, accepte. Un deal à un million de dollars est signé. La basket déborde définitivement des terrains de sport et conquit le monde entier.

Et voilà qu’en même temps, la haute couture s’y met. La basket se répand dans diverses strates sociales: c’est le moment de s’en emparer. “En 1984, Gucci est la première marque de luxe à sortir une paire de basket. La sneaker s’invite alors aux pieds des stars et sur les podiums, et se fait une place dans la mode. Elle est légitimée par tous.”

Années 90 et streetwear

Les années 80 achèveront de répandre la fièvre de la basket. “L’essor du fitness et du look qui va avec pousse tout le monde à en porter en dehors des salles de gym. Le look décontracté plaît et devient un style en soi. ” La basket s’invite alors définitivement aux pieds des femmes, enfin affranchies du diktat des talons imposé par la société. Les années 90 en remettent une couche: le style streetwear explose. “C’est une décennie de mondialisation, de skate, de consommation urbaine, qui casse les codes et au style décontracté. ” Entre confort et liberté, cette décennie en rupture avec toutes les conventions adopte définitivement la basket dans la vie quotidienne. Elle reste, depuis et jusqu’à ce jour, la chaussure la plus portée.

L’empreinte d’une identité sociale

Si la basket restera longtemps cantonnée à certains milieux comme le sport ou le hip-hop, elle est aujourd’hui la chaussure la plus portée toutes générations confondues. Comment expliquer cette propagation fulgurante dans toutes les couches de la société ? “Je pense que c’est avant tout une question de confort, réagit Boo. On n’est pas coincé dans du cuir ou des talons comme on l’a imposé aux générations d’avant. Et puis on peut aussi être élégant, porter une paire avec un smoking si on veut. Les normes ont changé.”

Un avis partagé par Sandrine Counson. “La basket est la paire qui a tout le package: confort, esthétique et mode. Les codes sociaux sont plus souples qu’avant. Aujourd’hui, on prend davantage soin de soi, on vit plus âgé et on veut vivre mieux. C’est aussi pour cette raison que la basket a même touché les générations antérieures à sa démocratisation. Regardez le nombre de retraités qui portent des baskets ! Certains ont commencé par en acheter pour aller se promener, se sont rendu compte qu’ils étaient bien dedans et se sont mis à les porter au quotidien, car ils voient bien que ça ne choque personne.”

La rue crée la tendance

Si la sneakers s’est complètement démocratisée pour tous et en toute occasion, c’est avant tout grâce à la mode. “La mode s’inspire de la rue et crée les tendances, ajoute Sandrine Counson. Elle a sorti peu à peu la basket de cette image ‘négligée’ qu’on lui a conférée pendant longtemps. Elle n’a plus été réservée aux jeunes, mais tendance pour aller au bureau ou au restaurant, même avec un look chic. Aujourd’hui, certains se marient même une paire de sneakers aux pieds ! Il est d’ailleurs aujourd’hui impensable pour une marque de mode de ne pas avoir de sneakers, même dans la haute couture.”

Conformisme et paradoxe

Avec sa volonté d’appartenir au groupe, l’être humain, profondément social, s’adapte aux tendances et aux codes de la société dans laquelle il évolue. “Porter des baskets crée un sentiment d’appartenance, note Boo. On fait comme tout le monde, on n’est pas hors du groupe. Ça renforce l’impression de faire partie de la communauté. Paradoxalement, il y a aussi une envie de se démarquer, de se montrer avec une paire à la mode ou en édition limitée. On se sent spécial, vivant.”

C’est là tout le paradoxe de la sneakers: le besoin d’être comme tout le monde, mais aussi d’être unique au sein du groupe. “La sneakers est à la fois culturelle et générationnelle, note Boo. C’est notre Madeleine de Proust. Pour les générations d’après, ça sera peut-être autre chose.”

Si certains ne l’ont pas adoptée et lui préfèrent d’autres modèles, très bien ! Portez la chaussure que vous souhaitez, tendance ou pas. Un jour, un autre modèle de chaussure viendra détrôner la basket et changer les codes de notre société. Mais certainement pas aujourd’hui.



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Written by elitebrussels

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